Genre & enseignement : visions sociologiques

Par Corentin Loncke.     

« La vie est inégalité. Jamais on ne fera qu'un paresseux, qu'un intelligent soit l'égal de Pasteur. Il est malheureux que des gens soient fous ou stupides, mais nous n'y pouvons rien. L'égalité consiste seulement à donner à tous les jeunes les mêmes droits. »  Jules Payot (1937)

Ici, « tous les jeunes » renvoie à la notion de genre qui est un regard critique sur les différences et les inégalités sexuées.

Pour mieux comprendre cet article, je vous invite à déchausser vos « lunettes de genre[1] » afin de remettre en question vos propres représentations et pratiques sociales considérées jusqu’alors comme naturelles.

En effet, le genre est une performance[2] dans le sens où il est une construction sociale, comme le fait de se maquiller pour une femme ou de se muscler pour un homme. Le genre est, au fil du temps, devenu une « catégorie utile d’analyse historique[3] » car il est « constitutif des rapports sociaux fondés sur les différences perçues entre les sexes » ce qui témoigne de l’existence d’un rapport de pouvoir. Le genre a été un élément constitutif de la création de l’école et dans la pratique de l’enseignement ; de l’école par genre à l’école mixte, ce passage de l’un à l’autre a été source de débat au cours de l’histoire de l’enseignement français.

Depuis 1793, l’éducation fait parti du droit commun et constitue une liberté qui est obligatoire pour les deux genres. Cette idée se poursuit lors de la révolution de 1830 et avec l’apparition du courant politique socialisme utopique[4] qui défend l’idée d’émanciper le peuple et les femmes par l’éducation.

Mais alors, par quels biais l’école renforce-t-elle des stéréotypes de genre ?

L’école mixte, une remise en question des différences sociogenrées ?

Dès l’introduction de l’école obligatoire à partir du 19ème siècle, l’offre de la lecture témoigne d’un enseignement genré face à la segmentation du marché du livre. Pour les garçons on cherche à leur inculquer à travers cette activité des valeurs morales alors que, pour les filles, il s’agit avant tout de valeurs domestiques dans le but de créer des identités sexuées différenciées à travers ces lectures genrées.

Le passage à l’école mixte dans les années 1960, à la suite de la période de baby-boom, marque dès lors la nécessité pour l’État de former des cadres. En témoigne le début de l’allongement des études pour les femmes, non pas pour qu’elles deviennent cadres mais qu’elles occupent les postes à faible responsabilité afin de faire évoluer les hommes qui eux les occupaient. 

Dans le cadre plus spatial, c’est-à-dire l’école, il est très courant dans les pratiques professionnelles des enseignant.e.s/professeur.e.s de placer à côté des élèves perturbateur.rices (qui sont généralement des garçons) des filles sous l’égide qu’elles seraient plus douces, moins diverties. Dès lors, l’école serait au « quotidien (…) le théâtre d’interactions entre enseignants et élèves, et entre élèves profondément marquées par les représentations sociales du masculin et du féminin[5] ». En résulte que les enseignant.e.s passent 44% de leur temps avec les filles pour 56% avec les garçons, ces derniers bénéficient d’un accompagnement pédagogique personnalisé tandis que les filles sont envisagées comme un groupe au sens large.

L’école, espace de socialisation genré ?

L’école est de fait un lieu de socialisation de genre dans le sens où on l’on retrouve des « processus par lesquels les individu.e.s assigné.e.s depuis leur naissance à un sexe apprennent à se comporter, à se sentir et à penser selon les formes socialement associées à leur sexe et apprennent à voir le monde au prisme la différence des sexes[6] ». Cet espace de socialisation est marqué par une occupation genrée et donc différenciée de l’espace : les garçons y occupent principalement l’espace central. Par exemple, lors de la récréation, ils font des jeux qui nécessitent de courir et donc qui prennent de l’espace ; les filles sont alors cantonnées à l’espace restant, soit les extrémités de la cour. Autrement dit, les garçons occupent à l’école environ 80%[7] de l’environnement spatial mais ont également une prédominance dans l’occupation de l’espace verbal.

En effet, dès les années 1970, les garçons occupaient déjà le 2/3 de la prise de parole[8] (cf. Etudes de Mosconi) ce qui témoigne d’un lieu socialement créé. L’école donne déjà une image de la place sociale du genre féminin : on ne la laisse pas ou peu s’exprimer, on contrôle ses terrains de vies, mais aussi son corps à travers les tenues (cf. « Débat de la tenue républicaine » - 2020).

Posture des enseignant.e.s dans la reproduction et transmission des stéréotypes de genre

L’école est la continuité de la famille, considérée comme une catégorie réalisée[9] c’est-à-dire qu’elle est lieu de (re-)production d’identité, de transmission, de socialisation et avant tout d’éducation. Cette éducation genrée de la famille est socialement acceptée par la majorité des enseignant.e.s que cela soit consciemment, ou non. En effet, le rôle des enseignant.e.s n’est pas mince dans la diffusion de stéréotypes de genre au point où certain.e.s auteur.rice.s parlent de « tolérance tranquille[10] » au sujet du sexisme.

Par exemple, l’école est un espace où l’on relègue le rôle de l’éducation à la mère (par exemple : « tu feras voir ton cahier à maman »). Dans la manière de s’adresser aux élève aux travers des surnoms, des compliments sur la beauté pour les filles et des capacités pour les garçons[11], de distribuer les tâches, les enseignant.e.s créent ou du moins renforcent un espace de socialisation différenciée qui peut s’imager avec la manière de prendre la parole, qui est plus spontanée chez les garçons (sans lever la main ; cf. Anne Barrère[12]). Les professionnel.le.s acceptent donc inconsciemment car ils ne rappellent pas, dans ces moments, les règles de classe au sujet de la prise de parole, ce qui renforce la non-participation chez les filles.

Ces moindres accès à la parole à l’école les privent de techniques sociales de mise en valeur des capacités[13] car elles sont inconsciemment formées à ce que leur parole n’ai pas d’importance. Le sexisme étant systémique et ordinaire, il est parfois moins flagrant de le voir et donc de le réprimander dans la salle de classe, ce qui a instauré la notion de « tolérance tranquille » au sujet du sexisme dans les écoles avec une sous-représentation du genre féminin dans les cours (toutes matières confondues).

« Retirer ses lunettes de genre » doit vous permettre de voir la société, son organisation et ses pratiques dans un sens plus objectif afin de vous faire prendre conscience de la banalisation des stéréotypes de genre et de son renforcement pouvant créer des mal-êtres pour des indivdu.e.s dont l’âge est à la construction de leur identité. L’école est un lieu de socialisation mais qui n’est pas forcément inclusif ni muni de moyens pour lutter contre certains déterminismes de genre, de fait que l’éducation à la maison joue un rôle clé dans cette construction.

Article intégralement rédigé par Corentin Loncke, diplômé d’une double licence d’histoire et sciences politiques et actuellement en double Master de sociologie parcours Villes et Nouvelles questions sociales. 

Bibliographie :

[1]: N. PLATEAU, 14/02/2011, https://www.cahiers-pedagogiques.com/chaussons-nos-lunettes-de-genre/ 1

[2]J. BUTLER ,Trouble dans le genre : le féminisme et la subversion de l’identité, La découverte, 2006, 288p.

[3]Joan W. Scott, « De l’utilité du genre », American Historical Review 1986 ; traduit en 1988 et publié dans Les Cahiers du Grif.

[4]F. TRISTAN, L’Union ouvrière, 1843.

[5]https://www.cairn.info/revue-de-l-ofce-2010-3-page-197.htm

[6] L. BERENI, S. CHAUVIN, A. JAUNAIT, A. REVILLARD, « La socialisation du genre », Sociétés Contemporaines, 2012.

[7]E. MARUEJOULS, Mixité, égalité et genre dans les espaces du loisir des jeunes. Pertinence d’un paradigme féministe, octobre 2014.

[8]B. STEVANOVIC, Les sciences de l’éducation, Pour l’ère nouvelle, 2008, p 141-145.

[9] P. BOURDIEU, À propos de la famille comme catégorie réalisée, Actes de la recherche en sciences sociales, no 100,‎ décembre 1993, p32-36.

[10]M. DURU-BELLAT, (2004). L’école des filles : quelle formation pour quels rôles sociaux ? Deuxième édition revue et actualisée. Paris : L’Harmattan.

[11] C. LONCKE, Rapport de stage de recherche, 2022.

[12] S. RUEL, L’espace Classe, structure de gestion de la construction culturelle des sexes pour les enfants de l’école élémentaire, Agora débats/jeunesse, 2010, p55 à 66.

[13] I. COLLET, Former les enseignant-e-s à une pédagogie de l’égalité, Le Français aujourd’hui, 2016, p 111 à 126.

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